Si le nombre de tigres (Panthera tigris) vivant à l’état sauvage sur la planète a chuté de 97 % en l’espace d’un siècle, celui des sous-espèces pourrait à son tour diminuer. Une nouvelle étude -très controversée- menée par des chercheurs du Leibniz Institute for Zoo and Wildlife Research (IZW) à Berlin suggère en effet de classer les tigres en deux sous-espèces seulement, contre neuf actuellement. Si elles étaient validées, les conclusions de cette recherche auraient un impact important sur les programmes de conservation du grand félin asiatique. Chaque année, près de 45 millions d’euros sont dépensés pour la sauvegarde de l’espèce dans son milieu naturel.
Dans un article publié vendredi 26 juin 2015 dans la revue Science Advances, les auteurs de ces travaux proposent de revoir la taxonomie en vigueur et de limiter à deux le nombre de sous-espèces, avec d’un côté le tigre des îles de la Sonde -regroupant les tigres de Sumatra et ceux disparus de Java et de Bali- et de l’autre le tigre continental qui regrouperait les six autres sous-espèces actuellement admises.
![COUPLE DE TIGRES INDOCHINOIS]()
Couple de tigres d’Indochine en mai 2012 au jardin zoologique de Berlin-Friedrichsfelde, en Allemagne (photo Lotse).
Trois sous-espèces déjàéteintes
Aujourd'hui, les quelque 3.200 à 3.600 tigres survivant dans la nature, disséminés sur 7 % de leur aire de répartition originelle, sont classés au sein de six sous-espèces : les tigres du Bengale (Panthera tigris tigris), de Sibérie (P. t. altaica), d'Indochine (P. t. corbetti), de Malaisie (P. t. jacksoni), de Sumatra (P. t. sumatrae) et de Chine du Sud (P. t. amoyensis). Les cinq premières sont répertoriées en danger d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la dernière étant identifiée en danger critique.
Bien qu’admis par l’UICN comme P. t. jacksoni, le tigre de Malaisie n’aurait pas fait l’objet d’une description formelle correspondant aux exigences du Code international de nomenclature zoologique et relèverait donc du nomen nudum.
Trois autres sous-espèces -les tigres de Bali (P. t. balica), de la Caspienne (P. t. virgata) et de Java (P. t. sondaica)- sont considérées comme éteintes depuis respectivement 1937, la fin des années 1970 et la décennie 1980.
![TIGRES DE MALAISIE ET DE CHINE DU SUD]()
À gauche, un tigre de Malaisie en mai 2010 au Zoo Negara, près de Kuala Lumpur (photo Tu7uh). À droite, un spécimen de tigre de Chine du Sud en 2011 au zoo de Shanghai (photo J. Patrick Fischer).
Os, poils et génétique
Lors de leurs travaux, les scientifiques ont comparé les dimensions de 201 crânes (102 mâles et 99 femelles), les motifs de 114 pelages (grâce à des photos), l’environnement écologique (conditions climatiques, nature des proies…) et bien sûr les critères génétiques des différentes sous-espèces. Ils ont utilisé des données déjà publiées et en ont collecté de nouvelles grâce à des spécimens de sous-espèces éteintes conservés dans des musées.
Pour ces chercheurs, il existe peu d’arguments solides à même de justifier la répartition des tigres en neuf sous-espèces. « Certes, nous avons trouvé des différences génétiques entre celles-ci, admet Andreas Wilting, l’un des auteurs de cette étude. Néanmoins, en considérant l’ensemble des caractères pris en compte, il ne devient sérieusement possible que de distinguer deux sous-espèces. » Lesquelles seraient scientifiquement baptisées Panthera tigris tigris et P. t. sondaica.
![TIGRES DES ILES DE LA SONDE]()
Groupe de tigres en captivité au zoo suisse de Bâle. Ces individus sont « simplement » présentés comme des tigres des îles de la Sonde (coll. personnelle).
Des travaux « convaincants »
Coprésident du Groupe de spécialistes des félidés à la Commission de la sauvegarde des espèces de l’UICN, Urs Breitenmoser estime ces travaux très convaincants et « conformes à d’autres découvertes effectuées ces dernières années ». En 2012, le Groupe de spécialistes des félidés avait chargé une équipe de travail de mettre à jour la taxonomie de tous les félins sauvages. Les résultats sont attendus pour la fin de l’année 2015 et cette nouvelle proposition « sera examinée », assure M. Breitenmoser.
Selon l’équipe de l’IZW, les analyses d’ADN mitochondrial indiqueraient, en cohérence avec les données relatives à l’ADN nucléaire, que la diversité génétique des tigres contemporains serait moindre que celle d’autres panthérinés et félins du Sud-Est asiatique.
Publiée dans la revue PLoS ONE en 2009, une étude menée sur les haplotypes d'ADN mitochondrial de 20 tigres de la Caspienne appartenant à des musées avait conclu à l’étroite proximité de cette sous-espèce disparue avec l’actuel tigre de Sibérie (P. t. altaica). Des analyses phylogéographiques complémentaires avaient établi que le plus proche ancêtre commun de ces deux sous-espèces remontait à seulement 10.000 ans. Originaire de l'est de la Chine, ce dernier aurait colonisé l'Asie centrale à la fois par la Sibérie et le corridor du Hexi, passage situé entre le plateau tibétain et le désert de Gobi.
En 2015, une autre recherche moléculaire parue dans le Journal of Heredity a mis en évidence le voisinage génétique des tigres de Bali et de Java avec celui de Sumatra.
![TIGRE DE SUMATRA]()
Mâle tigre de Sumatra au zoo d’Amnéville (Loir-et-Cher) en août 2014 (photo Ph. Aquilon).
Les experts divisés
Toutefois, les conclusions des chercheurs de l’IZW sont loin de faire l’unanimité. Pour Stephen O’Brien, généticien au centre Theodosius Dobzhansky pour la bioinformatique génomique de Saint-Pétersbourg (Russie) et dont certaines découvertes génétiques ont été utilisées pour l’étude, « les tigres continentaux présentent suffisamment de différences génétiques pour être répartis en six sous-espèces». En revanche, « la réunion des trois sous-espèces des îles de la Sonde au sein d’une seule est envisageable », a-t-il déclaré au site News Sciencemag.
Des fossiles ont révélé la présence des tigres durant près de 2 millions d’années dans de nombreuses régions du continent asiatique. D’après certaines études génétiques, les tigres auraient été décimés voici quelque 80.000 ans à la suite de l’éruption explosive du volcan Toba, sur l’île indonésienne de Sumatra. Une petite population aurait néanmoins survécu à la catastrophe, possiblement en Chine méridionale. Les variations génétiques de leurs descendants se seraient ainsi produites au cours des 80 derniers millénaires. Une durée suffisante pour que les sous-espèces puissent être distinguées génétiquement mais non morphologiquement selon Shu-Jin Luo, généticienne de l’université chinoise de Pékin et spécialiste des espèces en voie d’extinction. « Les données génétiques s’avèrent beaucoup plus fiables et objectives que les considérations morphologiques », souligne la scientifique dans les colonnes de News Sciencemag. Sceptique sur les conclusions de cette nouvelle étude, Shu-Jin Luo défend ainsi le classement des tigres en neuf sous-espèces sur la foi des critères génétiques.
![TIGRE DU BENGALE]()
Tigre royal -ou tigre du Bengale- sauvage dans le parc national de Ranthambore, dans l’État indien du Rajasthan en avril 2010 (photo Bjørn Christian Tørrissen).
Vers une nouvelle gestion des programmes de conservation ?
« L’exemple du tigre démontre comment l’accroissement des données phylogénétiques et les controverses taxonomiques peuvent affecter les plans de gestion et les priorités de conservation », soutiennent les chercheurs de l’IZW.
Outre la reclassification des tigres en deux sous-espèces, ils préconisent donc une refonte des programmes de conservation avec, pour les tigres continentaux, deux gestions distinctes : l’une pour les tigres du nord dits de l’écotype 1 (tigres de Sibérie et de la Caspienne), l’autre pour ceux du sud ou de l’écotype 2 (tigres du Bengale, de Chine du Sud, d’Indochine et de Malaisie). Pour ces scientifiques, les différences moléculaires, de structures crâniennes chez les mâles, de pelage et de caractères écologiques ainsi que la distance séparant leurs habitats actuels justifient cette scission entre tigres continentaux. Néanmoins, ils récusent la reconnaissance d’une sous-espèce septentrionale : dans l’arbre phylogénétique, les tigres du nord constitueraient un « sous-clade » du groupe continental et une sous-espèce méridionale serait alors paraphylétique.
Quant à l’absence de tigres en Chine du Nord, ils la croient liée à une surexploitation humaine remontant à une époque lointaine et refusent par conséquent d’attribuer une importance excessive aux caractères distinctifs des tigres septentrionaux.
![TIGRE DE SIBERIE]()
Tigre de Sibérie au Safari de Peaugres, en Ardèche, en mai 2015 (photo Ph. Aquilon).
Une approche « pragmatique »
Là encore, les conséquences d’une nouvelle taxonomie de Panthera tigris sur les programmes de sauvegarde divisent les experts.
Pour les partisans de la révision, la variabilité génétique sera la clef de l’adaptabilité des tigres aux futurs changements environnementaux. Qualifiant leur approche de « pragmatique », ils mettent notamment en avant des simulations coalescentes publiées en 2013, selon lesquelles, en l’absence d’échanges entre les sous-espèces actuellement reconnues, la diversité génétique des tigres ne pourrait être maintenue.
Concernant d’éventuels (re)lâchers dans la région de la Caspienne et dans l’ensemble de l’Asie du Nord-Est, les auteurs de l’étude estiment légitime de se limiter au seul tigre de Sibérie. De même à Sumatra, Java et Bornéo avec le tigre de Sumatra. Pour l’Asie continentale du Sud-Est, ils recommandent que la priorité soit accordée aux spécimens originaires de moins de 1.000 km de la zone de réintroduction, c’est-à-dire la distance maximale de dispersion des tigres et par conséquent du brassage génétique.
![TIGRE DE LA CASPIENNE]()
Spécimen de tigre de Perse, également appelé tigre de la Caspienne ou tigre de Touran, au zoo d’Anvers, en Belgique. Cette sous-espèce est considérée comme éteinte (coll. personnelle).
Le réservoir des « hybrides » captifs
Pour Volker Homes, spécialiste de la conservation pour le Fonds Mondial pour la Nature (WWF) en Allemagne, une telle classification simplifierait les mesures de conservation dont l’un des objectifs consiste à doubler la population de tigres sauvages d’ici à 2022. Ainsi, les tigres du Bengale, dont le nombre dépasserait aujourd’hui les 2.200 spécimens en Inde, selon une étude publiée au début de l’année 2015 mais dont la validité statistique fait néanmoins débat (1), permettraient de restaurer la population du tigre de Chine méridionale (P. t. amoyensis), vraisemblablement éteint à l’état sauvage.
Le cas échéant, des milliers de tigres maintenus en captivité et fruits du croisement entre sous-espèces pourraient participer aux plans d’élevage ex situ. Pour les chercheurs de l’IZW, le recours à ces tigres continentaux du sud, jusqu’ici considérés comme des « hybrides sous-spécifiques », favoriserait la persistance d’allèles survivant peut-être seulement chez ces individus. Encore conviendrait-il de s’assurer de la lignée de ces félins. Une gageure dans bien des cas.
![TIGREAU HYBRIDE]()
Un tigreau « hybride » au zoo de la Boissière-du-Doré en août 2014 (photo Ph. Aquilon).
En Europe, deux programmes d’élevage (EEP) sont menés sous l’égide de l’association européenne des zoos et des aquariums (EAZA). Consacrés aux tigres de Sibérie et de Sumatra, ils ont été initiés respectivement en 1985 et 1990. Tous deux sont gérés par le zoo de Londres, au Royaume-Uni.
Pour autant, une reclassification pourrait avoir des conséquences négatives, avertit M. Holmes, évoquant la fierté de certains États à abriter sur leur territoire une sous-espèce unique. « Le risque existe que certains pays se sentent moins concernés et diminuent leurs efforts de sauvegarde s’il n’était plus question de leur tigre. »
Au-delà du débat scientifique, les enjeux de cette possible révision taxonomique concernent ainsi la sauvegarde de l’une des espèces les plus emblématiques de la faune sauvage. Les décisions que prendra le Groupe de spécialistes des félidés de l’UICN sont d’ores et déjà très attendues.
(1) www.worldwildlife.org/stories/india-reports-nearly-30-rise-in-wild-tiger-population
Sources : Science Advances, News Sciencemag, PLoS ONE, Journal of Heredity, Wikipédia.